mercredi 17 septembre 2008

Vive les langues!

Vive les langues !

Claire Tardieu
Professeur
IUFM de Paris-Université Paris 4

« Moi, quand j’entends quelqu’un parler anglais ou allemand à la radio, je tourne le bouton ». Cette remarque d’un auditeur sur une radio nationale prête à sourire : un papy franchouillard brandissant le génie de sa langue pourtant constituée d’une multitude d’autres langues[1] comme le drapeau national. Rien de grave.
Selon le linguiste américain, Jim Cummins (1997 : XI), le président Reagan considérait en 1981 qu'une éducation bilingue était "totalement erronée et contraires aux valeurs américaines".
Moi qui ai été élevée au biberon de la langue française dans une famille monolingue persuadée, en toute bonne foi, que la France était un pays évidemment monolingue, comment pourrais-je ne pas comprendre un tant soit peu les propos de Ronald Reagan ? N’y a-t-il pas en moi un parfum républicain pour me bercer de l’idée que le pays, c’est la langue, du moins la mienne ? Que le tissu social, les valeurs, l’unité nationale sont tenus par la langue et que tout irait à vau l’eau si l’on oubliait notre héritage napoléonien, et le combat mené par l’école à ses plus belles heures de normalisation linguistique ? Et d’ailleurs cela ne se fait pas d’insérer une citation en langue étrangère de but en blanc dans un texte…
Sans doute tout cela est-il bien ancré en moi, en nous, dans une sorte de représentation collective, de champ idéologique incontesté.
Mais, raisonnablement, je ne puis souscrire aux propos de l’historien A. Schlesinger Jr affirmant que "le bilinguisme ferme des portes" tandis que "l'éducation monolingue ouvre les portes du vaste monde". Cette fois, la contradiction est flagrante. Comment le monolinguisme pourrait-il ouvrir les portes du vaste monde, sauf à ériger sa propre langue—en l’occurrence l’anglais américain—comme langue mondiale, au risque de la voir se dissoudre dans l’informe « globish » ? En 2005, Paul Ricœur évoquait « l’incommunicabilité des monades » pour suggérer la difficulté de la communication humaine entre locuteurs d’une même langue. Si l’on songe que 70% des échanges actuels en anglais sont le fait de locuteurs allophones, on peut s’interroger sur le niveau d’intercompréhension réalisé dans ce qui n’est certainement pas la langue de Shakespeare… Les auteurs du Cadre Européen Commun de Référence en Langues placent au niveau du locuteur expérimenté (C1 ou C2) la compétence de communication qui permet de comprendre ou d’exprimer un point de vue ou un argument avec nuance et finesse. Croire à l’anglais international revient à donner un blanc-seing à une élite linguistique, en l’occurrence les locuteurs « natifs », et à leur accorder en quelque sorte le dernier mot. Contre cette injustice en marche, le Conseil de l’Europe préconise l’apprentissage de deux langues étrangères par tout citoyen européen, et développe résolument ses activités de médiation (traduction et interprétariat) qui permettent à chacun de s’exprimer dans sa langue et d’être compris dans toute la complexité de son propos. Sauf à penser que les besoins en communication de l’ « Homo sapiens-demens » comme le nomme Edgar Morin se réduisent à l’achat de sexe ou de nourriture, on doit se réjouir de cette orientation européenne qui, au-delà des deux langues officielles que sont le français et l’anglais, et des trois autres langues utilisées en conférences (allemand, italien, russe) défend plus de 40 langues-cultures sans hiérarchie de valeur. Des chercheurs européens du Centre Européen des Langues Vivantes ont même dénombré 438 langues en Europe, comprenant les différentes langues des signes, les langues sans territoire, les langues des migrants (Guillaume, 2007).
Rappelons que le Conseil de l’Europe, créé le 5 mai 1949 et dont le siège est à Strasbourg, s’est donné pour but de favoriser en Europe un espace démocratique et juridique commun, organisé autour de la Convention européenne des droits de l'homme et d'autres textes de référence sur la protection de l'individu. Il mène des activités de promotion de la diversité linguistique et de l’apprentissage des langues dans le domaine de l’éducation dans le cadre de la Convention culturelle européenne, ouverte à la signature le 19 décembre 1954, et aujourd’hui ratifiée par 49 états. L’article 2 de cette Convention appelle les états signataires à promouvoir l’enseignement et l’apprentissage de leurs langues réciproques :
Chaque Partie contractante, dans la mesure du possible,
a. encouragera chez ses nationaux l'étude des langues, de l'histoire et de la civilisation des autres Parties contractantes, et offrira à ces dernières sur son territoire des facilités en vue de développer semblables études, et b. s'efforcera de développer l'étude de sa langue ou de ses langues, de son histoire et de sa civilisation sur le territoire des autres Parties contractantes et d'offrir aux nationaux de ces dernières la possibilité de poursuivre semblables études sur son territoire.
Ce soutien à la pluralité des langues et des cultures se concrétise par l’emploi de nombreux traducteurs et interprètes, conformément au mot d’Umberto Ecco : « La langue de l’Europe, c’est la traduction ». D’ailleurs, Xavier North (2006), délégué général à la langue française et aux langues de France, l’affirme lui-même : « Il ne faut pas croire que face aux avantages économiques de la langue unique, le français se sauvera seul ». Notre pays l’a bien compris, qui s’efforce d’introduire l’apprentissage des langues étrangères de plus en plus tôt dans le cursus, déplore ses mauvais classements internationaux, et lance, en 2005, un plan de rénovation des langues qui devrait nous mettre sur les rails du Cadre Européen Commun de Référence en Langues. Ne sommes-nous pas cependant divisés intérieurement, schizophrènes des langues étrangères en quelque sorte ?
D’un côté, nous aimerions parler les langues, avoir ce don qui nous semble refusé d’emblée (toutes les langues ne sont pas égales en termes de fréquences sonores et l’oreille des bébés se referme sur la langue qu’elle entend, développant une plus ou moins grande « surdité » aux autres langues, comme l’a montré Alfred Tomatis) ; nous sommes prêts à faire des efforts tant intellectuels que financiers, par des séjours, des stages en tous genres, des cours onéreux garantissant le succès ou le remboursement des frais engagés ; de l’autre, nous redoutons de perdre notre francophonie, notre identité nationale, notre identité tout court, cet « ego langagier » sécurisant pour reprendre le concept de Guiora (1984) sans parvenir, après des années d’études couronnées de succès, à lever tout à fait cette inhibition : même les professeurs de langue entre eux n’osent pas parler la langue étrangère… (Derivry-Plard, 2003).
Pourtant, comme le rappelle Pierre Bange (2005), l’apprentissage d’une langue est affaire de cognition et d’action et s’inscrit dans une dialectique de la pensée et de l’agir.
Sommes-nous vraiment voués à cette pratique silencieuse, à ce plurilinguisme un peu honteux, au pays de la langue unique, là où d’autres Européens, pour des raisons tout aussi historiques, manient couramment plusieurs langues ?
C’est oublier qu’une personne sur quatre dans notre pays utilise quotidiennement une autre langue que le français, y compris les langues régionales, que nous ne sommes pas si monolingues qu’il y paraît… Allons donc, balivernes, nous qui qualifions encore de patois des langues régionales reconnues par la communauté européenne, avons les oreilles écorchées par les langues de l’immigration—talents brisés des jeunes beurs, déni des cultures familiales, langues dévalorisées dans la hiérarchie sociale, trésor linguistique jeté au rebut, par ignorance, par bêtise, par sénilité spirituelle, à contre-courant de tous les efforts menés par l’Europe en la matière, de toutes les études.
Et vogue la France monolingue, je veux parler de la France des médias, celle qui formate l’intelligence actuelle des Français bien plus que l’école.
Il n’y a pas si longtemps encore, une radio nationale diffusait en été des journaux en langues étrangères : ces journaux n’ont plus cours. La télévision, y compris sur les chaînes du câble, offre désormais un doublage quasi systématique, et l’on a vu disparaître les émissions d’apprentissage des langues. Or, la loi de 1963 est formelle : la télévision est faite pour éduquer et distraire.

Le service public pourrait présenter des programmes de sélection des méthodes d'apprentissage des langues sur Internet, orienter les gens vers des langues plus diversifiées, proposer des cours attrayants ; en bref, jouer un rôle d’information et de défense des usagers, comme le préconise un rapport sur l’enseignement des langues à l’école primaire émanant de chercheurs de la SAES[2].
Le panel des langues étrangères accessibles dans les médias devrait être élargi (pour éviter le culturellement tout anglais ou tout américain) et favoriser l’ouverture des Français à d’autres cultures.
Un débat national pourrait voir le jour autour de la question du doublage systématique des films. Oui, Mesdames et messieurs qui êtes nous-mêmes, et qui aimons bien voir notre petit film du dimanche soir ou notre série préférée sans nous fatiguer à lire, eh bien, des sous-titres il faudrait en mettre dans toutes les émissions, pour les malentendants, pour les personnes qui apprennent notre langue, pour les touristes, les enfants de l’école primaire, avec un carré en langue des signes par-dessus le marché, des sous-titres, on devrait en avoir partout, et pas seulement sur quelques chaînes confidentielles, certains soirs, selon le bon vouloir de la télécommande, comme à la dérobée.
La salle de classe, c’est la société civile dans son ensemble. Croyons-nous vraiment que l’école puisse nous offrir un bain quotidien de langue étrangère ? Bien sûr, on y apprend les bases, on se met à la balado-diffusion, au « laboratoire nomade », au travail coopératif, aux partenariats et aux nouvelles technologies, on utilise même la langue étrangère, parfois, dans certaines classes chanceuses, pour enseigner l’histoire ou les mathématiques et c’est très bien, mais combien de temps par semaine ? Alors, sortons les langues des disciplines de l’école, aérons-les, mettons-les au vert ou sur les bancs de la place publique, promenons-les aux cafés-tandems (échanges linguistiques en binômes), offrons-leur des méthodes diverses et multiples, où l’on chante, où l’on danse, où l’on raconte des histoires, à toute heure du jour et de la nuit, sur le petit écran, à la radio, pour les retraités, les enfants, les ménagères, et j’en passe. Et cessons de doubler Marlon Brando, ou Hanna Schygulla - on n’a jamais doublé les Beatles ni Cesaria Evora, que je sache ! Et, comment font les gens dans les pays qui n’ont pas les moyens de s’offrir le doublage ? Ils se coltinent les films en V.O., les pauvres, et leurs enfants nous doublent dans les évaluations internationales… Et dans cinq ou dix ans, ils nous doubleront en matière d’emploi parce que ce n’est pas seulement l’anglais qu’ils parleront…
Nous, adultes au pouvoir, à la langue étrangère bredouillante et à la vie quasi-vécue, voulons-nous vraiment claquer la porte des langues au nez de nos jeunes générations ?

Références bibliographiques et sitographiques :
Bange, P., en collaboration avec R. Carol et P. Griggs, L’apprentissage d’une langue étrangère, Cognition et interaction, L’Harmattan, Paris, 2005.
Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues, Conseil de l’Europe, Didier, 2001.
Centre Européen des Langues Vivantes, http://www.ecml.at/
Conseil de l’Europe, http://www.coe.int/DefaultFR.asp
Coste, D., (dir.) Vingt ans dans l’évolution de la didactique des langues (1968-1988), LAL, Credif, Hatier/Didier, Paris, 1994.
Cummins, J., Corson, D., (eds) Encyclopedia of Language and Education, Volume 5 : Bilingual education, University of Toronto, Canada, Kluwer Academic Publishers, Dordrecht/Boston/London, 1997.
Derivry-Plard, M., Les enseignants d’anglais « natifs » et « non-natifs ». Concurrence ou complémentarité de deux légitimités, Thèse de doctorat sous la direction de Mme le Professeur Geneviève Zarate, Université de Paris III Sorbonne nouvelle, 2003.
Galisson, P., Coste, D., Dictionnaire de Didactique des Langues, Hachette, 1976
Gaonac’h, D., L’apprentissage précoce d’une langue étrangère, Hachette Education, 2006.
Guillaume, A., « La traduction : théories et pratiques, diachronie et synchronie, TICE ou non TICE ? », Texto!, 2007, vol. 12, n°3.
Guiora, A. Z., “The Dialectic of Language Acquisition” in Guiora, A. Z., (ed.), An Epistemology for the language sciences, The University of Michigan, 1984, pp. 3-12.
Narcy-Combes, J.-P., Didactique des langues et TIC: vers une recherche-action responsable, Ophrys, Paris, 2005.
North, X., « Introduction », in Dossier : Le plurilinguisme, Les langues modernes, 1, 2006, pp. 9-11.
Rapatel, P., “Il n’y a pas de choix binaire”, in Dossier : Le plurilinguisme, Les langues modernes, 1, 2006, pp. 12-18.
Ricoeur, P., Discours et communication, Carnets de l’Herne, 2005.
Rapport sur l’enseignement de l’anglais à l’école, par le groupe de travail sur l’enseignement de l’anglais à l’école élémentaire de la Société des Anglicistes de l’Enseignement Supérieur (2008).
Tomatis, A., Nous sommes tous nés polyglottes, Livre de Poche, Fixot, 1991.


[1] Grec, franc/germanique, norois, provençal, italien, arabe, persan, allemand, langues africaines, espagnol, portugais, langues de l’Inde, américaines, slave, turc, malais, anglais, néerlandais, roumain franco-provençal, hébreu, finnois, hongrois, créole, langues d’Extrême Orient. (Rapatel, 2006 : 12)
[2] Rapport sur l’enseignement de l’anglais à l’école, par le groupe de travail sur l’enseignement de l’anglais à l’école élémentaire de la Société des Anglicistes de l’Enseignement Supérieur (2008).

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